Fred Ritchin est doyen émérite du Centre international de photographie (ICP), qu’il a dirigé de 1983 à 1986 et au sein duquel il a fondé le programme de photojournalisme et de photographie documentaire. Auparavant, Ritchin était professeur de photographie à la Tisch School of the Arts de l’université de New York et co-directeur du programme éducatif de la fondation NYU/Magnum Photography and Human Rights. Il est le cofondateur de PixelPress qui collabore avec des organisations humanitaires (UNICEF, OMS, etc) dans le cadre de documentaires multimédias.

Il a été au service photographique puis rédacteur en chef du New York Times Magazine, de Horizon Magazine et de Camera Arts. Il a écrit et donné des conférences internationales sur les défis de la révolution numérique en se concentrant principalement sur les changements rapides du monde de la photographie.

Fred Ritchin a publié plusieurs livres sur l’avenir de l’imagerie et l’impact du numérique sur la photographie : In Our Own Image : The Coming Revolution in Photography (Aperture, 1990) ; After Photography (WW Norton, 2008) ; et Bending the Frame : Photojournalism, Documentary, and the Citizen (Aperture, 2013).

Auteur de nombreux articles, il a rédigé en 2020, sur son site The FifthCorner, une série de suggestions à l’intention du photographe contemporain, essai dont je vous fais la traduction aujourd’hui. J’ai essayé de réorganiser cette traduction afin qu’elle soit plus digeste pour vous : aussi il ne s’agira pas de mot-à-mot parfait, le sens global étant à mes yeux plus important. J’essaierais d’annoter certains passages également. Je ne suis pas bilingue, si vous découvrez des contresens surtout n’hésitez pas à me le faire savoir !

Suggestions 1 à 4 : Transparence et contexte

  1. Toutes les photographies sont interprétatives [qui contient une interprétation]. Aucune d’elles ne montre une réalité objective, ce sont des constructions. Un photographe documentant le social doit en être conscient. Il doit essayer d’être aussi transparent que possible en faisant savoir au lecteur quelles stratégies il a utilisées pour réaliser son image.
  2. En tant qu’auteur d’une photographie, vous devez en fournir le contexte. Ne laissez pas circuler vos images sans les contextualiser afin de rendre leur signification plus évidente au spectateur. Il faut aussi être conscient qu’elles seront malgré tout toujours interprétées de diverses manières par les lecteurs et qu’elles seront lues différemment selon les pays et les cultures.
  3. Le lecteur/spectateur doit pouvoir trouver facilement le code d’éthique du photographe. Par exemple, en cliquant sur son nom et en lisant une courte description, facilement comprise.
  4. La photographie a toujours été pensée comme une citation des apparences. Cette description n’a pas grand-chose à voir avec la vérité de l’image, mais plutôt avec sa valeur sténographique [utilisant des symboles qui résonnent auprès du lecteur]. S’il ne s’agit plus d’une citation des apparences, le lecteur devrait en avoir une indication.

Un cas concret pour ces suggestions peut se trouver avec le diptyque The Dreadful Details d’Éric Baudelaire (2006). Issu d’une commande du CNAP, et présenté pour la première fois à Visa pour l’Image, ce tableau a suscité une vive controverse à l’époque. Lauréat de la fondation HSBC en 2005, Éric Baudelaire interroge la représentation de la guerre dans l’Histoire (et « l’image d’Histoire » à l’ère contemporaine) à travers une reconstitution hollywoodienne d’une scène irakienne, suivant un attentat et au moment de l’intervention de soldats américains sur les lieux.

Au delà de ce qu’elle représente et de la symbolique, l’image est une mise-en-scène ayant été réalisé dans des studios de Los Angeles avec des figurants engagés pour l’occasion. Scandale donc à Visa, sanctuaire de la photographie de journalisme : nous n’avons pas affaire ici à du reportage, mais à de la photographie contemporaine, mise en scène. Illustration même de la transversalité entre la photographie de presse « classique » et la photographie plasticienne encore peu acceptée en tant que porteuse de « vrai » ou de « réel ».

Polémique similaire avec le Prix du Word Press Photo 2015 attribué à Giovanni Troilo pour sa série The dark heart of Europe, accusé de « tordre la réalité en faisant de la mise en scène« .

Un autre exemple serait les images des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants, qui ont fait beaucoup parler d’elles ces dernières années : malgré ce qu’il peut annoncer, et autant qu’il essaie, un photographe ne peut jamais être totalement objectif. Le choix du point de vue, le choix du cadrage, le choix de prendre ou diffuser ou non une photographie sont autant d’actes hautement subjectifs, preuve du statut d’auteur du professionnel. Ces images sont ensuite reprises par les médias et — sans même parler de l’absence de crédits, de modifications des légendes ou de recadrages — le simple fait de sélectionner une image parmi tout un reportage implique un focus plus ou moins important sur une partie de l’histoire : les violences policières ou les dégâts causés par les manifestants par exemple.

Enfin, la photo virale du toréador « repenti et plein de remords » face au taureau est encore un bon exemple. Présentée en ligne comme LE moment marquant la fin de la carrière du Toréador Alvaro Munera, représenté à l’image effondré à mi-combat alors qu’il se rend compte qu’il est en train d’abattre ce « doux animal », cette image est en réalité un hoax, une fake news. La photographie n’est pas retouchée, n’est pas truquée, mais ce n’est pas Munera (alors handicapé) et il ne s’agit aucunement d’une prière ou d’un repenti. Il s’agit de Sanchez Vera réalisant ce qu’on appelle une « passe à l’estribo » : ne plus regarder l’animal pour le tromper et l’achever par la suite.

Contextualiser le plus possible nos images et travailler en toute transparence avec le lecteur (sauf si notre propos est justement la tromperie ou le doute) en précisant notre manifeste en tant que professionnel est aujourd’hui crucial dans une société des réseaux sociaux, de la publication émotionnelle, et où la fake news est utilisée ouvertement en politique. Si notre but en tant que photographe est de documenter le monde, nous devons faire dès maintenant des efforts supplémentaires pour assurer l’information que nous souhaitons transmettre.

Suggestions 5 à 7 : Collaboration

  1. Afin d’éviter l’ostentatoire, le vulgaire, le spectaculaire ou le misérabilisme, faites vos photos pour vos sujets plutôt que pour le monde extérieur. Ces images peuvent alors s’intégrer à la mémoire collective des personnes représentées, une forme d’album de famille. Les étrangers pourront ainsi regarder les images en sachant qu’elles ont été réalisées pour les sujets eux-mêmes.
  2. Envisagez de collaborer avec vos sujets pour créer des images qu’ils jugent eux-mêmes représentatives. Cela ne signifie pas que le photographe doive perdre sa propre capacité d’analyse et de représentation de ce qu’il croit être en train de se passer, mais il faut être conscient que d’autres points de vue peuvent être utiles et importants. Par exemple, il est possible de réaliser un portrait interactif dans lequel le photographe montre l’image au sujet et lui demande si — et dans quelle mesure — l’image représente la personne. En enregistrant la réponse, on peut ensuite la partager avec le lecteur ou le spectateur. De même, on peut demander aux sujets de gérer leurs propres médias sociaux pour montrer ce qu’il se passe de l’intérieur et de leur propre point de vue.
  3. Une façon de réfléchir à sa propre pratique est d’appliquer la règle suivante : si votre famille ou vos amis étaient dépeints de la même manière serait-ce une représentation juste, honnête et bienveillante ?

De nombreux photographes se sont attachés à une représentation juste de leurs sujets en les rendant complices de la création des images. Je pense entre autres aux projets The Innocents de Taryn Simon, Images Négociées de Michel Séméniako, La promenade de Julie Hascoët, Evidences de Mona Kuhn, Chebab d’Éméric Lhuisset ou Inside Outside Under Bucharest de Massimo Branca. Les sujets (des victimes d’erreurs judiciaires, des patients en hôpital psychiatrique ou des élèves, des prisonniers, une communauté naturiste du sud de la France et une autre vivant dans des tunnels sous Bucarest) deviennent coauteurs des images les représentant, par un processus d’échanges important et sur le long terme avec les photographes, apportant puissance et sincérité aux projets.

Dernières pistes : Interroger sa pratique, le monde et ses systèmes

  1. Plutôt que d’attendre l’émergence de divers problèmes et catastrophes et de s’en porter les témoins, nous pouvons travailler de manière proactive en tant que photographes afin de réduire ou même éliminer certaines de ces situations avant qu’elles ne surviennent. En tant que « photographes de la paix« , nous pouvons également travailler avec ceux qui ont souffert dans le but de soulager leurs douleurs.
  2. Évitez d’appliquer vos idées préconçues, ou celles de quelqu’un d’autre, sur les gens ou sur une situation particulière. Évitez les stéréotypes et, dans la mesure du possible, interrogez-vous sur la manière dont vous avez été conditionné à percevoir « l’autre ». N’oubliez pas que l’acte de photographier peut être perçu comme une agression, en objectivant et en revictimisant ceux que l’on souhaite représenter.
  3. Plutôt que de dépeindre uniquement les symptômes, il peut être préférable d’explorer et d’expliquer les systèmes qui en sont à l’origine. De même, plutôt que d’essayer de toujours fournir des réponses à ce qui se passe, les photographies peuvent être utilisées pour poser des questions importantes.
  4. Si vous trouver cela adapté, plutôt que de vous qualifier de photographe documentaire, un terme très élastique qui englobe une grande variété de pratiques, il serait préférable d’utiliser le terme de « photographe de non -fiction ». Cela permet d’indiquer au lecteur sa pratique d’une manière plus spécifique. Les écrivains, par exemple, peuvent écrire de la non-fiction ou de la fiction, mais le mot « documentaire » n’est pas un terme adéquat pour décrire leur pratique.
  5. Témoigner peut ne pas suffire, compte tenu de la diminution du pouvoir des médias d’information dans de nombreux pays. Il est primordial de réfléchir à la manière de maximiser l’impact de son travail. La révolution numérique offre de nombreuses nouvelles façons de créer des images, de les contextualiser et de les présenter. Il est important que le photographe soit conscient de ces possibilités nouvelles autant que de celles plus anciennes et les utilise pour porter son propos.

Les travaux Phoenix, sur les grands brulés, de Clément Marion et Nausée, sur la pêche, de Camille Vaugon sont deux projets qui illustrent bien ces suggestions.

Avec Nausée, Camille Vaugon souhaitait réaliser une critique de la surpêche en envisageant d’abord de rejoindre une ONG internationale. Elle est finalement partie seule, avec son petit vélo, à la rencontre des pêcheurs sur la côte atlantique, et s’est vue — au contact de ces professionnels et de ces histoires humaines avant tout — confrontée à ses idées reçues et à la réalité de la vie des pêcheurs. Les ONG en question, si elles permettent une grande visibilité de leurs combats auprès du grand public en dénonçant certaines pratiques par des actions spectaculaires, mettent aussi en péril l’activité des plus petits pêcheurs, sans réellement leur apporter de solutions ou les aider à mettre en place des alternatives. Une réalité particulièrement complexe.

Finalement, dans cette série, Camille Vaugon interroge à la fois notre consommation et nos techniques de production destructrices et dangereuses pour notre avenir à tous. Les images s’accompagnent de compte-rendu de ses sorties en mer dans lesquels elle documente les méthodes de pêches, et le travail des pêcheurs qu’elle a rencontrés lors de son voyage, qui l’ont accueilli à bras ouvert.

Clément Marion de son côté, souhaitait aller à la rencontre des grands brulés, qu’on ne voit jamais, afin de sensibiliser notre regard aux cicatrices. La publication de ses images dans un livre, Brûlés, a pour visée un but thérapeutique. La réalisation des photographies étant pour ses modèles « une étape sur le chemin de leur reconstruction« , il était important pour lui d’apporter une note optimiste par l’accompagnement des images avec du texte : pensées et réflexions bienveillantes sur la condition de l’être humain face à la souffrance.


Polka Magazine a publié une interview (en français) de Fred Ritchin en 2013, qui prolonge cet essai, qui je l’espère vous aura poser quelques questions quant à votre pratique… Et vous, avez-vous quelques suggestions, ou d’autres questions concernant nos pratiques photographiques ?

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Posted by:Lauréline Reynaud

Photographe beauté diplômée de l'une des plus grande écoles de photographie Parisienne (Gobelins, l'école de l'image), je considère mon blog et mes réseaux comme un journal. J'y relate mes 5 années d'études et ma professionnalisation : retours d'expériences, conseils et astuces de prise de vue ou de retouche, curation de contenu et inspirations, discussions Business, etc.

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